Regards d'après...
Dans la sarabande d’être
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Je ne pouvais m’empêcher de remuer ces interrogations, pour ne pas dire ces grandes utopies qui hantent notre modernité, en visitant la belle exposition du peintre Bernard Devisme, organisée dans un lieu qui lui faisait écrin, la Commanderie des Antonins à Saint-Marc-la-lande, lieu si bien perdu au cœur de la Gâtine qu’il pouvait être perçu comme un centre secret de réactivation de ce que le peintre présentait comme un ensemble de Mémoires englouties. Déambulant dans cette grande exposition qui occupait à peu près la totalité du site, je me disais que le sentiment mythologique, contrairement à ce qu’on craint trop souvent, ne meurt jamais dans les régions les plus apparemment reculées de l’esprit. Ce n’est pas un simple jeu de mots, Bernard Devisme me paraissait, au cœur même de l’univers qui est le sien, mais pas seulement le sien, le grand organisateur d’une nouvelle et très ancienne Danse des esprits qui ne posait en somme rien moins que la terrible question de la vie et de notre survie.
Voici que le geste de peindre était soudain rendu à sa lettre de noblesse et de générosité. Celui de peindre et celui d’inventer de l’espace magique. Celui qui consiste à relier de la matière-homme avec de la matière-esprit, de la matière-temps avec de la matière-espace, de la matière-idée avec de la matière-rêve. Couraient sur les vieux murs de cette Commanderie à l’architecture si occidentale d’autres vieux rêves d’origine chamanique qui, mine de rien, posaient de sacrées questions, faussement parodiques ou vraiment tragiques, tout l’art de Bernard Devisme tenant, m’a-t-il semblé, dans cet instable équilibre de l’ambivalence, jamais rompu, comme s’il était l’expression même de notre condition, à la fois maîtres et esclaves du grand rêve de la vie et de la mort. C’est dire combien la congruence de ce lieu et de cette exposition prenait force de proposition symbolique, comme si les deux sphères d’un même cerveau finalement se rejoignaient, rêve et/ou réalité se confondant au creuset d’un ancestral désir.
Il était temps que nous revint en ce début encore de vingt-et-unième siècle une approche engagée de l’art et de l’homme en ce qu’ils peuvent avoir chacun de plus contradictoire, de plus obscur, de plus audacieux aussi. La peinture de Bernard Devisme n’hésite pas à congédier les visions frileuses de la beauté par trop conventionnelle. Ici l’homme, le petit être humain, le petit “quatre-pattes” comme il l’appelle affectueusement mais aussi avec la lucidité ludique qui le caractérise, cet histrion magique et facétieux, capable des pires destructions de soi et de ses semblables, n’en finit jamais d’escalader les échelles de ses rêves, fussent-ils plus inaccessibles les uns que les autres. Les scènes de meurtres plus ou moins ritualisés ne sont jamais bien loin, et pourtant quelle innocence première aussi dans les joyeuses danses de ces petits êtres qui ne distinguent guère le bien du mal, l’enfer du paradis, la montée et la chute. De la “Divine” à l’Humaine Comédie, il n’y a qu’un pas que le peintre nous invite à franchir allègrement. De l’infinie modestie à l’exubérante folie des grandeurs, notre petit homme parcourt tous les vices et toutes les vertus, toutes les vallées de rires et toutes les montagnes de larmes. La vie lui est une fringale de plaies et de bosses, d’amour entrevu et de tendresse volée au grand silence cosmique. Qu’il est petit l’homme à la mémoire engloutie, mais quelle folie l’habite aussi, lui qui ne se satisfait de rien, ni de l’échec ni de la réussite provisoire, ni de la gloire ni des sombres murs du cachot. Comme il est insupportable cet animalcule avec ses propensions à la beauté, à la maîtrise du monde, à la parole prophétique. Il danse, il danse avec les siens, il ne cesse de réinventer l’idée du bonheur. De sa mémoire engloutie surgit soudain une image de plus en plus nette; il se souvient que, jadis, il dansait avec les loups.
La peinture de Bernard Devisme nous restitue l’image mythologique de cet homme total qui ne nous quitte pas, y compris au cœur de notre environnement technologique. Ce dont il faut le louer, c’est de refuser, comme le font tant d’autres, de ne nous dire que la moitié de la vérité, de ne nous tendre que la moitié du miroir. Aujourd’hui, peinture engagée ne signifie absolument plus œuvre mise au service d’une quelconque idéologie; il lui revient bien davantage de s’engager dans l’épaisseur du réel, d’explorer autant qu’il le peut les différentes facettes des esprits et des corps, de confronter sans en privilégier aucune les conceptions historiques, simultanées que l’homme a projetées sur lui-même, sur les oiseaux, sur les arcs, sur les lyres, sur les miracles et les dangers de sa propre pensée. Le kaléidoscope humain vient faire une pause dans cette peinture qui, par certains aspects, tourbillonne et nous renvoie une image de la frénésie intérieure propre au temps. C’est une des sensations qui m’a le plus surpris en faisant à mon tour danser ces tableaux sous mon regard : tous les temps y sont présents à la fois, celui de la peinture contemporaine envisagée selon ses propres lois esthétiques (c’est-à-dire les créant elle-même), une figuration libertaire que n’auraient pas renié les Indiens crow sur leurs boucliers de guerre au début du dix-neuvième siècle, celui de la prison médiévale et de l’échappée belle qu’aurait été capable de lui inventer un Dante en plein treizième siècle. Qu’il s’agisse du temps ou de l’espace, Bernard Devisme est toujours extrêmement sensible au fait que la peinture est interrogée sous toutes ses formes par le hors-cadre, par l’issue, ce qu’il faut bien appeler la bouffée de liberté. Dialectique sévère que celle de la couleur et de ses agencements internes, sans compter que ça grimpe partout, que ça s’échappe de tous les côtés, à l’intérieur et dehors, ça tient par des fils, ça file même tout à coup vers la mer, ça fourmille comme dans un bras qui se jetterait au fleuve, c’est dramatique et c’est gai, c’est conscient comme seul sait l’être l’inconscient chez les peintres et les poètes, c’est une belle fraternité que peint l’artiste sans même y prendre garde.
Il est dix-huit heures. Un grand calme tombe sur la Commanderie, son jardin de curé, ses vergers. Une vieille femme pousse son volet, ou plutôt le tire. Jadis, on soignait sans doute ici le Mal des Ardents, c’était l’hôpital des Antonins, un lieu de douleur et d’êtres brisés. J’y ai pensé en quittant l’exposition de Bernard. J’ai pensé que je m’y étais fait un ami.
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(Extrait d’un livre en cours d’écriture) août 2013 Pierre VANDREPOTE
Quand l’Homme s’éloigne de l’Humain
Le travail de Bernard DEVISME réunissant peintures, sculptures, installations et infographies laisse à chacun la liberté d’interpréter une œuvre à la fois poétique, philosophique voire empreinte d’une certaine spiritualité. Il nous plonge dans des univers où s’affrontent toutes les contradictions de l’espèce humaine : fragilité et rudesse, innocence et destruction, vie et mort. La poésie des vers de la « Divine Comédie » de Dante devient pour lui le terreau d’un romantisme expressif :
« Je vis une échelle de la couleur de l’or
que frappe un rayon de soleil
et qui s’élevait si haut que mes regards
ne pouvaient la suivre …. ».
Jamais il n’illustre l’œuvre du poète italien mais souvent elle lui sert d’écho à sa mémoire d’artiste afin de nous dire qu’il existe une raison d’espérer des allées de lumière au cœur du mystère de l’Etre. D’une salle à l’autre un ensemble de sculptures, de peintures et d’infographies abritant des « personnages » réunis autour d’un thème, constitue une série de « paysages » que le visiteur est invité à parcourir.
Le niveau d’appréhension des œuvres s’enchaine et se superpose comme une suite logique au fonctionnement implacable. C’est donc le territoire de la diversité de l’expérience humaine qui est proposée jusqu’à « frôler la bestialité ».
Trois grandes installations spatiales s’enchainent :
La première est composée de plusieurs séries, chacune réunie autour d’un sujet qui met des personnages en scène: danse illuminée, foule pétrifiée, charniers…où domine l’horizontalité.
La deuxième déploie des modules similaires qui s’élèvent à la verticale. L’espoir est présent sous la forme d’échelles et de degrés qui se présentent en bouquets serrés. L’ensemble de ces œuvres peuvent se lire comme un entassement de corps. Pour l’artiste, le passé immédiat comme le passé lointain déclinent un même sujet, celui d’une violence instituée.
Dans la troisième salle la simplicité des oscillations permet de pénétrer le simple aspect du monde, et de saisir le grand rythme cosmique de l’esprit qui met en mouvement les méandres de la vie.
Ces différentes œuvres sont de merveilleux supports de rêves que l’artiste Bernard DEVISME manie avec un égal bonheur.
Saisir l’universel dans le particulier.
Bernadette Traquet mars 2013
Date de dernière mise à jour : 05/07/2021